14

— Mon père ! cria Bak en s’agenouillant à côté du sergent Houy. Où est-il ? Est-ce qu’il va bien ?

Hébété, le garde détourna son regard de l’écurie en portant la main à son crâne blessé. Il tressaillit et fixa la trace sombre et humide sur ses doigts. Il fronça les sourcils, essayant de réfléchir.

— Il… Il est parti chez un voisin, dont la jambe a été entaillée par une faux.

— Qui est venu le chercher ? Le connaissais-tu ?

Bak eut conscience de sa voix, cassante et péremptoire.

— Moi, non, mais ton père m’a dit qu’il se nommait Amonemopet et qu’ils étaient amis de longue date. Un homme imposant, qui paraissait fort comme un bœuf.

Bak le connaissait et le savait digne de confiance.

— Quand ? Quand sont-ils partis ?

— Peu après le coucher du soleil. La nuit tombait.

« Cela fait un bon moment, pensa Bak. Près de deux heures. »

— Il n’est pas encore rentré à la maison ?

Les yeux du sergent eurent une expression vague et perplexe.

— Je… Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas l’avoir vu, mais…

La peur s’insinua dans le cœur de Bak. Ce coup violent à la tête troublait les idées du sergent et pouvait lui avoir ôté en partie la mémoire. Il se releva d’un bond, courut dans la maison, passa de l’antichambre à la salle principale, puis dans les chambres, la salle d’ablutions et l’office. La demeure était vide ; la natte de son père, sur le toit, n’avait pas été utilisée ; le drap n’était pas froissé. Une vérification hâtive dans la cuisine, au-dehors, ne révéla rien de plus. Bak se munit d’une petite torche que Ptahhotep conservait en cas d’urgence et l’alluma sur les charbons rougeoyants du brasero. Il jeta un coup d’œil dans la cabane où son père gardait ses deux ânes : il en manquait un. L’odeur de fumée provenant de l’abri incendié rendait le second nerveux. Les six chèvres couchées sur une litière de foin étaient plus calmes, bien que méfiantes.

Bak n’était pas entièrement rassuré. L’homme qui l’avait enfermé dans l’abri avant d’y mettre le feu avait peut-être tendu un guet-apens à son père dans le noir, loin de chez lui. Mais il n’avait aucun grief particulier contre le médecin. Son intention évidente était de supprimer Bak. Une fois son forfait accompli, pourquoi ôter la vie à un innocent ?

Du moins, Bak tentait de s’en convaincre.

Il contourna la maison et revint près du portique, où le sergent s’efforçait de se lever en s’appuyant sur une des colonnes de bois. Bak le prit par le bras et l’obligea à se rasseoir.

— Repose-toi, Houy. Tu as une vilaine blessure. Quand mon père reviendra, il ne me pardonnera pas si je te laisse t’agiter.

« Quand mon père reviendra… » Des mots d’espoir. Une prière.

Avec désarroi, le garde regarda l’écurie où l’incendie commençait à décroître.

— J’aurais dû faire preuve de plus de vigilance. Tu ne peux savoir à quel point je regrette…

Bak s’agenouilla près de lui.

— Te rappelles-tu ce qui s’est passé ?

— Je m’en voulais d’avoir laissé Ptahhotep partir sans moi. Le commandant Maïherperi m’avait ordonné de le protéger en permanence, mais quand il a insisté pour que je reste ici et m’a assuré que son ami ne le quitterait pas des yeux, que pouvais-je faire ? Je me suis assis là où tu me vois à présent, contrarié d’avoir désobéi aux ordres. Je m’inquiétais, aussi. C’est que, vois-tu, mon lieutenant, j’aime bien ton père…

— Il sait se montrer très persuasif, répondit Bak, dont le ton désabusé trahissait une longue expérience.

Tristement, Houy porta la main vers sa tête mais s’arrêta avant de toucher la plaie.

— Je n’ai aucun souvenir clair de ce qui est arrivé. J’ai sans doute relâché ma surveillance et mon agresseur m’a surpris par-derrière.

— Combien de temps après le départ de mon père ?

— Je n’en suis pas sûr. Une demi-heure au plus.

— Te souviens-tu du nom du patient qu’il est allé soigner ?

— Djehouti.

Houy sourit, heureux d’avoir pu répondre à une question, au moins, avec certitude.

— Il réside sur la propriété adjacente à celle d’Amonemopet, vers le sud.

Convaincu que l’assaillant ne rôdait plus dans les parages et que le sergent ne courait aucun danger, Bak se leva.

— Je dois m’assurer que mon père va bien. Puis-je me fier à toi pour rester où tu es et te reposer ?

— Écoute ! s’exclama Houy, scrutant les ténèbres vers le sentier qui longeait le mur de l’enclos.

Bak distingua le rythme rapide de sabots et des voix animées. Un âne apparut dans le halo de la torche. Deux hommes couraient à côté de lui : Ptahhotep et Amonemopet. Tous deux fixaient l’écurie, où des flammes s’échappaient encore des derniers vestiges du toit de palme, éclairant les poutres noircies, affaissées sur les rares planches calcinées encore debout. Le bois se consumait en jetant une lueur rouge incandescente, et des étincelles sporadiques jaillissaient vers le ciel.

En silence, Bak remercia Amon que son père soit indemne, tandis que le sergent formulait une prière de louange à voix haute.

Ptahhotep considéra d’un œil critique Houy assis par terre et Bak debout près de lui.

— Au nom d’Amon, que s’est-il passé, ici ?

Bak se rendit compte soudain qu’il ne portait qu’une simple bande de lin autour des reins et qu’il était noir de suie.

— Tu vas bien, père ?

— Bien sûr que oui ! répliqua Ptahhotep d’une voix bourrue. Maintenant, dis-moi ce qui s’est passé.

— Personne n’a essayé de t’attaquer à l’aller ou au retour ?

— Non.

Ptahhotep s’agenouilla à côté du sergent, qui tourna la tête afin que le médecin puisse examiner la blessure.

— Rapproche-moi cette torche. Je n’y vois rien. Et maintenant, dit-il à son fils d’un ton sévère, combien de fois dois-je te le demander ? Que s’est-il passé, ici ?

Bak était soulagé d’avoir été visé, lui, et non Ptahhotep. L’assassin était venu dans l’intention de le tuer cette nuit même, ou de reconnaître les lieux pour une prochaine fois. Quand le médecin avait été appelé et que le sergent Houy avait baissé la garde, il en avait profité pour mettre ce dernier hors d’état d’intervenir. Après, il lui avait suffi d’attendre. La chance ou le misérable Seth avait été de son côté, et Bak était tombé dans le piège, non en silence, mais en sifflotant un air guilleret pour annoncer son arrivée.

— Les brûlures de Défenseur sont minimes, déclara Ptahhotep en reposant la patte arrière de l’étalon. Ses jambes devraient guérir en quelques jours.

Bak, qui tenait la tête de l’animal, désigna du menton le cheval qu’Amonemopet caressait pour l’apaiser.

— Et Victoire ?

Le médecin ramassa un bol contenant une pâte verdâtre et contourna le flanc du cheval qui était resté plus longtemps dans l’abri en feu. Le sergent Houy, assis sur un coin de l’abreuvoir, déplaça la torche afin que Ptahhotep puisse bien distinguer son second patient. Le garde avait la tête enveloppée dans un bandage blanc et les yeux un peu hagards, à cause du remède contre la douleur qu’il avait absorbé. Il aurait dû s’aliter, mais avait tenu à assister le médecin dans ses soins nocturnes.

— Cela risque de piquer, Amonemopet, alors tiens-le bien.

Ptahhotep se baissa, souleva un sabot, trempa un linge très doux dans la préparation et tamponna la brûlure.

— Ses antérieurs ne sont pas dans un pire état que les jambes de Défenseur, mais ses pattes arrière mettront du temps à guérir. Tu n’as pas à t’inquiéter, cependant. À moins que les dieux ne se détournent de lui, il guérira complètement.

Intrigué, Bak regarda son père panser la jambe brûlée et fixer le pansement.

— Tu m’as toujours dit qu’une brûlure guérit mieux, à l’air libre. Pourquoi mets-tu un bandage à Victoire ?

— Les dieux lui seront plus propices si nous protégeons sa blessure des mouches.

 

Peu après l’aube, le jeune apprenti scribe qui avait convoqué Bak la première fois monta en toute hâte le sentier menant vers la petite propriété de Ptahhotep.

Bak se préparait à partir pour Ouaset afin de présenter son rapport à Maïherperi et de solliciter le remplacement du sergent, qui ne serait pas en état de protéger qui que ce soit dans les prochains jours. Kasaya resterait auprès de son père jusqu’à l’arrivée d’un nouveau garde, puis il se rendrait au Djeser Djeserou.

— Amonked désire te voir, lieutenant, annonça le scribe.

— Il n’est tout de même pas déjà informé de l’incendie ! s’exclama Kasaya.

— T’a-t-il précisé pourquoi ? demanda Bak à l’apprenti.

— Un fait important est survenu, dont tu dois être avisé.

 

Le scribe escorta Bak jusqu’à la demeure d’Amonked, à Ouaset. Celle-ci était située dans un quartier encore plus beau et ancien que celui de l’architecte Montou. La vaste superficie de la propriété avait permis de bâtir une maison spacieuse. La rue, en revanche, était tout aussi étroite et sombre, exhalant la même odeur de moisi. Toutefois, ici, des gardes postés devant chaque entrée refoulaient les visiteurs indésirables.

Bak était assez intimidé. Il savait qu’Amonked, en dépit de son noble lignage, ne possédait pas de fortune à proprement parler et que cette résidence lui venait d’un riche mariage. Mais le policier ne s’attendait pas à ce que l’homme sans prétention qui le traitait en ami et travaillait chaque jour dans les entrepôts d’Amon vive dans une telle opulence.

Un serviteur les fit entrer. Le précédant, le petit scribe gravit un escalier en zigzag, traversa une cour verdoyante où poussaient des arbres et des arbustes en pots, puis il pénétra dans l’immense salle d’audience privée d’Amonked. L’intendant d’Amon, qui lui-même ressemblait tant à un scribe, renvoya le jeune garçon et invita Bak à s’asseoir sur un tabouret dont le dessus était agrémenté d’un coussin brodé. Un coussin sur un tabouret ! Cela aurait paru d’un luxe inouï, à Bouhen.

La pièce, rafraîchie par la brise pénétrant par de hautes fenêtres, comportait peu de meubles, mais chaque table basse, chaque coffre de bois, chaque tabouret était un chef-d’œuvre d’ébénisterie. Des essences de couleurs et de grains différents, étroitement imbriquées, formaient des motifs incrustés d’ivoire. Le coussin le plus épais que Bak ait jamais vu garnissait le fauteuil à bras d’Amonked. Sur des tentures murales chatoyantes, des poissons s’ébattaient dans des eaux d’un bleu profond et des oiseaux voletaient à travers les branches émeraude des arbres. Une coupe de pétales de fleur séchés, sur un coffre près de la porte, parfumait l’atmosphère.

Bak ne se sentait pas dans son élément.

— Tu m’as fait appeler, intendant ?

Il ne se rappelait pas avoir jamais posé une question aussi stupide. Si Amonked pensait de même, il n’en laissa rien paraître. Il indiqua la table basse près du tabouret, chargée de pain et de miel, de raisins et d’une cruche de lait.

— Prends donc une légère collation.

S’asseyant avec précaution sur le coussin moelleux, Bak versa du lait dans une coupe et se servit un morceau de pain au miel.

Amonked s’appuya confortablement contre le dossier de son fauteuil et entrelaça ses doigts sur sa taille épaisse.

— Il y a trois jours, j’ai eu l’occasion d’aller sur le quai pour recevoir une cargaison de cèdre du pays d’Amourrou[16]. J’ai parlé au capitaine du port des bijoux que tu as confisqués à Bouhen, et j’ai émis l’hypothèse qu’ils avaient la même origine que ceux sur lesquels ses inspecteurs sont tombés ces dernières années. Faut-il le préciser, il n’a pas été très flatté par mon allusion implicite au hasard, ajouta-t-il avec un amusement presque imperceptible.

— Je suppose que non, convint Bak en souriant.

— Il a été très intéressé quand j’ai évoqué la cruche de miel utilisée pour le trafic. En fait, il a convoqué ses inspecteurs sur-le-champ. Ils se rassemblaient déjà dans la cour quand je l’ai quitté, et il avait peine à attendre mon départ pour leur parler de l’abeille dessinée sur le col.

Bak remarqua les yeux brillants d’Amonked, l’animation de son visage.

— Et cette conversation a porté ses fruits ?

— Oui, hier, en fin de soirée.

Avec un sourire satisfait qui frisait la suffisance, Amonked ouvrit le tiroir du coffre placé près de son fauteuil. Il en sortit une cruche en terre cuite de forme ovoïde, exactement identique à celle de Bouhen, et la tendit à Bak. Autour du col, on avait dessiné un collier avec une abeille en pendentif.

— Voici, je crois, ce que nous cherchions. Un inspecteur l’a découverte à bord d’un navire marchand à destination de Keftiou[17], dans les effets personnels du marin qui marque la cadence pour les rameurs.

Bak adressa un bref sourire de félicitation à son hôte.

— A-t-il révélé d’où elle provient ?

— C’est un homme naïf, d’après le capitaine du port, du genre à accepter ce qu’on lui raconte sans poser de questions. Il affirme qu’un adolescent qu’il n’avait jamais vu l’a payé pour remettre l’objet à son destinataire, qui le rejoindrait dans le port de la capitale de Keftiou. Les policiers medjai l’ont interrogé sans ménager la trique, pourtant il n’a pas voulu en démordre. Ils ont la conviction qu’il dit la vérité.

Bak étudia l’esquisse, presque la copie conforme de celles qu’il avait déjà vues. La cruche vide était aussi propre que si on ne l’avait jamais utilisée.

— L’inspecteur a-t-il trouvé du miel à l’intérieur ? Des bijoux ?

— Il y avait du miel, oui.

Amonked sortit du tiroir un carré de lin très semblable à celui dans lequel Bak avait transporté les bijoux de Bouhen. Il déplia l’étoffe et, un large sourire aux lèvres, lui présenta le paquet ouvert.

— Et puis ceci…

Bak en eut le souffle coupé. Dans la paume d’Amonked luisaient deux bracelets, deux anneaux d’or et un cœur en cristal de roche. Il n’avait jamais vu les bagues ni l’amulette, cependant les bracelets lui étaient, hélas, familiers. De minuscules papillons étaient incrustés sur le premier, le second était un large cercle d’or où trois petits chats étaient couchés l’un derrière l’autre… Leur ressemblance saisissante avec ceux du tombeau du Djeser Djeserou, qu’il avait vu sceller, ne pouvait relever d’une simple coïncidence. C’étaient les mêmes bracelets.

On les avait volés dans la sépulture, juste sous son nez.

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer son émotion, or c’était loin d’être le cas d’Amonked.

— Qu’est-ce qui ne va pas, lieutenant ? On dirait que tu viens de voir un revenant.

— Dans un sens, c’est exact, dit Bak, qui entreprit de tout lui expliquer.

Amonked secoua la tête ; il ne pouvait y croire, il ne voulait l’admettre.

— Comment seraient-ce les mêmes ? Le tombeau a été surveillé sans relâche. Nul n’aurait pu y pénétrer en secret !

Bak avala sa dernière bouchée de pain au miel et la fit glisser à l’aide d’une gorgée de lait. Il aurait voulu faire passer aussi facilement la bévue de son Medjai.

— Kasaya a repéré une lueur qu’il a prise pour l’esprit malin et lui a donné la chasse. Imen, le garde chargé de surveiller le puits, a pu y descendre en son absence. Kasaya pensait l’avoir vu devant l’entrée du tombeau en permanence, mais il était si absorbé par cette poursuite, si effrayé à l’idée de capturer l’esprit malin, qu’il a sans doute perdu la notion du temps.

— Imen, le garde… Un pilleur de tombes.

Désorienté et affligé, Amonked secoua la tête une fois encore.

— On raconte qu’en temps de disette, ceux qui habitaient des villages bâtis près des sépulcres auxquels ils consacraient leur vie dépouillaient les défunts dont ils avaient la charge. Mais aujourd’hui ? En cette époque de prospérité ? Pourquoi, Bak ? Pourquoi ?

— Nombre de sépultures regorgent de trésors, intendant. C’est un puissant aiguillon pour une âme cupide.

Les traits assombris par la colère, Amonked jeta les bijoux dans le tiroir et le referma brusquement.

— Va trouver le lieutenant Menna. Emmène-le au Djeser Djeserou et arrête Imen avant qu’il apprenne notre découverte et tente de fuir. Je veux que cet infâme bandit comparaisse devant le vizir au plus vite. Nous devons faire un exemple.

Bak ramassa la cruche qu’il avait posée par terre, près de son tabouret. Une pensée inattendue grandissait dans son cœur. Un soupçon.

— Menna est-il au courant de cette découverte ?

— Oui. Je lui ai envoyé un messager à l’instant où le capitaine du port m’a remis ces objets, hier, à la tombée de la nuit.

— Je lui avais montré les bracelets dans le tombeau. Je ne peux croire qu’il ne les ait pas reconnus.

— Tranquillise-toi, Bak. Je n’ai fourni aucun détail au sujet des bijoux et il n’a pas eu l’occasion de les voir.

Bak poussa un long soupir de soulagement. Il commençait à apprécier Menna et aurait été désolé de devoir le soupçonner de vol, sinon pire.

 

— Imen…

Menna, qui gravissait la chaussée en compagnie de Bak, paraissait sidéré par la duplicité du garde.

— Je le connais depuis des années. Je lui aurais confié ma vie.

— Qui peut sonder les replis d’un cœur ?

Bak détestait les poncifs, mais n’avait pu trouver de commentaire plus approprié.

— Néanmoins, sa fourberie me blesse. Je le prenais pour un homme intègre, incapable de voler les morts.

Ils contournèrent un traîneau chargé d’une immense statue blanche de la reine, représentée tel Osiris. La sueur coulait sur les visages et les corps des haleurs, qui peinaient sous le cruel soleil de midi. L’âcre odeur de transpiration persista dans les narines de Bak longtemps après qu’ils furent passés.

— Que va-t-on penser de moi ? se lamenta Menna. Comment cela va-t-il affecter mon avenir ?

— La traîtrise d’Imen n’aura pas de répercussion sur ta carrière, répondit Bak d’un ton neutre.

— J’aurais dû remarquer quelque chose ! J’aurais dû me douter !…

Le policier ne savait que dire pour apaiser les remords de l’officier. Son inclination première était de le blâmer d’avoir si mal cerné la personnalité du coupable. À sa place, Bak aurait fait chaque jour le tour des cimetières pour s’assurer que ses gardes se tenaient à leur poste et sur le qui-vive. Il doutait que Menna quitte Ouaset plus de deux ou trois fois par semaine. Mais le zèle aurait-il fait une différence ? Pour sa part, Bak aurait-il su discerner un traître parmi ses Medjai ou, comme Menna, se serait-il aveuglé sur ses défauts, pour peu qu’il le connaisse bien et l’apprécie ?

— Imen était parfois capable de se mettre en rage, reprit Menna. Penses-tu qu’il ait tué Montou ? Une dispute entre voleurs ?

— Nous le saurons bientôt.

Ils dépassèrent un second traîneau, chargé de deux grands blocs rectangulaires de granit rose, et parvinrent sur la terrasse. Leur attention fut aussitôt attirée par un attroupement qui s’était formé devant la partie inachevée du mur nord. Après l’éboulement, Pached y avait interdit tout travail jusqu’à ce que l’esprit malin soit sous les verrous. C’était de mauvais augure.

— Vite ! dit Bak, s’élançant vers le groupe.

Menna força l’allure pour le rattraper.

— Un autre accident ?

Bak le craignait. Côte à côte, ils traversèrent la terrasse, courant en évitant les statues. À l’extérieur de la foule, quelqu’un les aperçut et signala leur présence. Des hommes s’écartèrent pour les laisser passer.

Ils trouvèrent Pached et Kasaya devant un amas de pierres qui avaient dévalé la pente. Entre eux, un homme gisait sur le dos, recouvert des pieds jusqu’aux épaules par l’éboulement. Le haut d’une lance dépassait, sur sa droite ; un bouclier moucheté blanc et roux reposait plus loin. Perenefer, à genoux près de la tête, empêchait de voir ses traits. Quand les deux officiers approchèrent, le chef d’équipe se retourna et, ce faisant, révéla le visage d’Imen.

Consterné, Bak s’accroupit à côté de lui. Il toucha le corps, cherchant de la chaleur en dépit de sa pâleur mortelle. Une masse sanglante sur le côté de la tête était couverte de mouches que les efforts de Perenefer ne parvenaient pas à chasser.

— Quand est-ce arrivé ?

— Au cours de la nuit, répondit Pached. Son corps est déjà raide.

— Si seulement j’avais vu les bijoux ! marmonna Menna. Si seulement j’étais allé chez Amonked dès l’instant où j’ai appris cette découverte !

— Qui l’a trouvé ? interrogea Bak.

— Nous, dit Perenefer. Quelques-uns de mes hommes et moi. Aux premières lueurs du jour, quand on s’est aperçu qu’il y avait eu un éboulement, on est venu aussitôt pour déblayer. Et voilà ce qui nous attendait.

— Ce n’est pas un grand éboulement, expliqua Pached, mais assez pour raviver dans les mémoires le souvenir de la fois précédente. De toutes les victimes. Il ne leur en fallait pas plus pour avoir peur.

Bak observa les pierres qui recouvraient presque les vestiges du mur de soutènement, puis il scruta le flanc de la falaise. D’un trou visible à mi-hauteur, un gros rocher s’était détaché et avait commencé à rouler, provoquant la catastrophe. On le distinguait, derrière le mur écroulé qui avait arrêté sa descente et que dissimulaient presque les fragments rocheux. Bak aurait parié son plus beau collier de perles qu’il ne s’agissait pas d’un accident.

— Débarrasse-moi de ces mouches, ordonna-t-il à Kasaya. De l’eau fera l’affaire.

Un gamin s’avança avec une grosse outre en peau de chèvre et arrosa la plaie. Les insectes s’élevèrent en une nuée bourdonnante, refusant d’abandonner un repas savoureux. Bak agita la main pour disperser les plus obstinées, puis se pencha afin d’examiner la blessure. Ou plutôt, les blessures. Au-dessus de l’oreille droite d’Imen, il en trouva une superficielle, qui avait fait éclater la peau. Un peu plus bas vers l’arrière, une indentation très profonde rappelait le coup infligé à Montou. Le garde avait été assommé avant d’être assassiné.

Sans un mot, mais avec une expression si dure que chacun dans la foule comprit son intention, Bak fit le tour du mur et escalada la pente. De sa propre initiative, Kasaya lui emboîta le pas. Quand ils parvinrent près de la cavité qu’avait occupée le rocher, ils constatèrent tout de suite qu’elle était trop profonde pour que l’énorme bloc en soit sorti sans une intervention humaine.

— Il a tenté d’effacer ses traces, remarqua le Medjai en montrant une couche récente de poussière, de sable et de cailloux au-dessus de l’orifice.

Bak balaya le sol de ses mains. Celui-ci n’était pas tassé, comme si le meurtrier avait creusé pour dissimuler toute empreinte de ses pas et du levier dont il s’était servi.

— Qu’est-ce qui s’est passé, d’après toi, chef ? Quelqu’un a frappé Imen à la tête, puis a tenté de faire croire à un accident ?

— Il a assassiné Houni et Dedou, et s’en est tiré sans que personne le sache. Du moins, c’est ce qu’il imagine ! Je pense qu’il a voulu tenter la chance une troisième fois.

— Il a dû venir ici juste après avoir essayé de te tuer.

Le sourire de Bak n’exprimait pas la moindre joie.

— Il se tourmente, Kasaya. Il cherche à se couvrir dans l’espoir d’échapper aux soupçons. Nous ferions mieux d’agir vite avant qu’il ne supprime tous ceux qui peuvent le dénoncer.

 

— Je dois retourner à Ouaset pour rendre mon rapport à Amonked, annonça Bak à Kasaya, alors qu’ils se trouvaient dans le temple en ruine de Djeserkarê Amenhotep et de sa vénérée mère, Ahmès Nefertari, où nul ne pouvait les entendre. En mon absence, et quel que soit le temps que cela te prendra, je veux absolument que tu découvres d’où proviennent les cruches utilisées pour le trafic.

— Mais, chef ! Tu as dit toi-même que ce dessin était probablement une marque qui permettait de reconnaître le récipient où se trouvaient les bijoux. Une cruche comme celle-là, il y en a peut-être une sur cent. Ou sur mille. Qui peut en avoir vu ?

L’objection était fondée, toutefois Bak ne pouvait plus justifier son échec. Il leur fallait suivre cette piste jusqu’au bout.

— Le bateau de pêche qui a renversé la barque de mon père a disparu de ce côté du fleuve. Donc, tu commenceras ici, et tu iras de village en village, de hameau en hameau, d’échoppe en échoppe.

Bak tendit au jeune Medjai un col de cruche brisé, sur lequel il avait reproduit le collier et le pendentif en forme d’abeille.

— Prends ceci avec toi et montre-le à chacun de ceux que tu rencontreras.

Kasaya gémit :

— Chef, tu me demandes l’impossible !

— Tu sais comment sont les gens de la campagne, Kasaya. Ils se mêlent des affaires des autres. Quelqu’un aura vu une cruche ornée de ce dessin.

— Hori se débrouillerait bien mieux que moi.

Bak le pensait aussi, mais il ne voulait pas blesser le jeune homme. Le scribe aurait montré beaucoup plus de subtilité dans ses questions et aurait ainsi moins risqué d’attirer une curiosité inopportune.

— Peux-tu examiner les archives à sa place ?

Le Medjai baissa la tête, vaincu.

— Chef, tu sais bien que je ne sais pas lire.

 

Amonked, assis sous le portique d’un entrepôt qui empestait le cuir tanné, se sentait à l’évidence aussi déçu que Bak.

— Qui a tué ce garde ? En as-tu la moindre idée ?

Sur son tabouret, remarqua Bak, pas de coussin épais pour ménager son noble postérieur.

— Je suis certain que c’est l’esprit malin.

— L’esprit malin ! répéta Amonked avec un reniflement de dédain. N’était-ce pas Imen ?

Bak appuya son épaule contre une colonne en bois et observa la longue file de manœuvres trempés de sueur qui apportaient de gros paquets de peaux, à peine déchargés d’une barge amarrée contre le quai. Sous le portique, ils jetaient leurs fardeaux, qui conservaient fortement l’odeur de l’urine où ils avaient macéré, puis retournaient en chercher d’autres. Des scribes dénombraient les peaux de chaque paquet et annonçaient d’une voix distincte le total à leur chef, assis sur un tabouret près de la porte de l’entrepôt. D’autres portefaix transféraient les paquets comptés à l’intérieur. Bak s’étonna de l’aisance avec laquelle Amonked passait de sa demeure luxueuse au monde quotidien d’un scribe de rang supérieur.

— L’esprit malin n’est pas un, mais plusieurs hommes. Imen faisait peut-être partie du lot, toutefois il servait plus vraisemblablement de guetteur.

— Ainsi, il n’était qu’un instrument entre les mains de celui qui l’a tué.

— En effet, c’est bien ce que je crois.

— Et il est mort parce qu’il pouvait donner son nom.

— Imen en savait trop, acquiesça Bak, se frottant le nez pour chasser les picotements provoqués par la puanteur des peaux. J’ai envoyé Kasaya enquêter sur l’origine des cruches. Nous devons remonter jusqu’aux complices avant qu’on ne les retrouve morts, eux aussi.

— Alors, il ne resterait plus que leur chef.

— Oui, intendant. Un homme au visage familier, qui va et vient parmi les autres au Djeser Djeserou et que nul ne soupçonnerait jamais des actes monstrueux qu’il a commis.

— Peux-tu me dire son nom ?

— Pas encore, répondit Bak, répugnant à dévoiler l’infime soupçon tapi au fond de son cœur.

Le souffle de Seth
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